Ne pas confondre l’essentiel et l’indispensable
Il est clair que le terme de justice sociale est d’autant plus utilisée par les papes, qu’il prend en compte le domaine de l’économie et donc le principe de la destination universelle des biens. La prospérité d’une société est certes liée à la taille du gâteau, mais le gâteau est fait pour permettre à tous les citoyens de vivre décemment et d’épanouir leur personne, ce qui implique une juste répartition des biens et des richesses. Mais attention à ne pas réduire le bien commun aux richesses matérielles. Nous l’avons bien précisé, les biens immatériels, spirituels, sont le plus essentiels. Il ne faut jamais confondre l’essentiel et l’indispensable. Primum vivere, d’abord vivre, disaient les anciens, et nous avons bien dit que le droit à la vie biologique était premier en ce sens qu’il ouvre la porte aux autres, c’est le domaine de l’indispensable. Mais la vie biologique n’est pas l’essentiel, puisque l’homme est destiné à la vie éternelle. C’est pourquoi le droit à la liberté religieuse est un droit essentiel. Nier la transcendance, dira Jean-Paul II, c’est réduire l’homme à devenir un instrument de domination, assujetti à l’égoïsme d’autres hommes ou à la toute puissance de l’Etat totalitaire. Les responsables, à quelque niveau que ce soit du bien commun de la cellule de société, sont ils ont la responsabilité, doivent s’efforcer de « tenir les deux bouts de la chaîne », assurer l’indispensable tout en préservant l’essentiel. Permettre aux hommes d’exister et parallèlement de parvenir au bonheur éternel.
L’amour au secours de la justice
Vous aurez remarqué que nous avons parlé à plusieurs reprises du bien commun et de responsables du bien commun. Vous avez bien saisi que ce bien commun, c’est ce qui fait à chaque niveau, qu’une communauté, famille, école, entreprise, association, hôpital, répond bien à ce qu’on est en droit d’attendre d’elle et, parallèlement, contribue à sa mesure à répondre aux besoins des hommes qui la composent ou sont en relation directe avec elle, besoins allant du matériel au spirituel. Nous reviendrons sur ces notions de bien commun, de responsabilité dans son élaboration et sa pérennité. Pour le moment, nous en restons au domaine général des liens entre droits et devoirs, et nous avons vu que la bonne réalisation des devoirs qui entrainent la satisfaction des droits implique la vertu morale de justice. Est-ce que la justice suffit pour que tout se passe bien ? Ce n’est pas sûr, puisque, nous l’avons vu, la justice distributive amènera les autorités à soutenir les plus démunis et même ceux qui ne contribuent pas autant qu’il le faudrait ou qu’ils le pourraient au bien commun. Du point de vue de ceux, qui contribuent le plus, cela pourrait être pris comme une injustice. Quand le malheur, intempéries, cataclysmes, guerres, famines, frappent des populations entières, on voit bien que la justice, vertu morale, a besoin d’être stimulée, d’être sublimée. Et c’est l’amour, la charité, vertu théologale, qui vient au secours de la justice. Entre la charité, don divin, et la justice vertu morale, nous verrons que la vie en société fait appel à une vertu sociale, la solidarité dont Jean-Paul II a dit dans Sollicitudo rei socialis, qu’elle était une vertu chrétienne et qu’on pouvait entrevoir entre elle et l’amour chrétien de nombreux points de contact.
Justice et charité
Mais revenons si vous le voulez bien, sur les rapports entre justice et charité. De même que le Christ n’a pas aboli la loi donnée à Moïse mais qu’Il l’a accompli par les deux commandements de l’amour, on peut dire que la pratique de la charité non seulement ne contredit pas la justice mais qu’elle l’accomplit. L’amour, c’est la moindre des choses, exige que la justice soit satisfaite mais il va plus loin et, pour le bonheur des hommes, on peut dire que la justice appelle au secours la charité. Comme le disait Pie XI, dans Quadragesimo anno, ( Paris, Bonne Presse, 1931) « l’exercice de la charité ne peut-être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais, quand bien même chacun aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait ouvert à la charité. » Pie XII, un peu plus tard, dénonçait l’erreur qui consiste à dissocier la justice de la charité et les évêques, réunis en synode en 1971, confirmaient à nouveau la position de l’Eglise dans leur déclaration « Justitia in mundo. » . « L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout exigence absolue de justice….et la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour. »
La solidarité
Ceci dit, parlons maintenant de la nécessaire solidarité. Jean-Paul II nous met en garde contre une contrefaçon de la solidarité, qui serait réduite à un attendrissement superficiel, à un vague sentiment de compassion, pour les maux subis par des personnes proches ou lointaines. Benoît XVI parle de cette solidarité et même de cette » mondialisation de la solidarité » dans son encyclique Caritas in Veritate.
La solidarité suppose l’engagement déterminé de travailler au bien commun, loin d’un désir de profit ou d’une soif de pouvoir. A Gdansk en 1987, il précisera que cette solidarité exprime à un niveau fondamental les liens qui doivent unir les personnes et les peuples ajoutant qu’elle représente une force, un facteur de progression pour la mise en œuvre de la justice et de l’édification de la paix, selon ce qu’il appelait le principe de « tous avec tous, tous pour tous ». Et le catéchisme de l’Eglise Catholique (n°1939) le formule très clairement à son tour : « le principe de solidarité, énoncé sous le nom d’amitié ou de charité sociale est une exigence directe de la fraternité humaine et chrétienne. » et d’ajouter qu’elle concerne les pauvres entre eux, les riches avec les pauvres, les travailleurs entre eux, les employeurs et les employés, les nations et les peuples et qu’elle va au-delà des biens matériels. La paix du monde en dépend pour une part. Il est clair que la vertu de solidarité s’oppose à l’égoïsme, à tous les corporatismes, aux nationalismes, à toutes formes d’individualisme qui ont, hélas, prospéré dans les pays les plus riches et qui sont autant de déficiences graves dans l’amour du prochain. C’est pourquoi Jean-Paul II insiste sur l’importance de la conscience religieuse car à la lumière de la foi, le prochain devient l’image vivante du Christ, frère de tous les hommes, fils d’un même Père et son successeur reprend le flambeau.
Pratiquer la justice
Autrement dit, l’Eglise appelle tous les hommes de bonne volonté à pratiquer la justice, elle les incite à la solidarité humaine. En même temps, elle rappelle aux chrétiens que la justice est pour eux une obligation morale grave ainsi que la solidarité mais que justice et solidarité prennent une tout autre dimension quand elles sont nourries d’amour chrétien, cet amour remplissait les païens d’admiration, dans les débuts de l’ère chrétienne, et qui fut à l’origine de beaucoup de conversions. C’est la raison pour laquelle les papes depuis des dizaines d’années appellent de tous leurs vœux à l’édification d’une civilisation de l’amour. Il ne s’agit surtout pas d’un rêve idéaliste mais bien au contraire d’une action patiente, persévérante, réaliste, des chrétiens partout où ils se trouvent en union avec tous les hommes de bonne volonté. Cette action requiert générosité personnelle, audace dans l’innovation et discernement prudent à la fois en ce qui concerne les priorités et en ce qui concerne les alliances. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis et le combat passé entre l’idéologie nazie et l’idéologie communiste l’a bien montré. De même l’individualisme libertaire et le collectivisme totalitaire sont les deux faces d’une même médaille, le matérialisme a-moral : dès la première encyclique Rerum Novarum de 1891, Léon XIII avait montré que les chrétiens devaient éviter comme la peste de se faire contaminer par l’un ou l’autre de ces fléaux. Jean-Paul II, 100 ans après, confirmait la vision prophétique de Léon XIII.
Conclusion
En conclusion, nous avons montré que, c’est au nom de la charité, que l’Eglise se mêlait de la vie de la société. Nous avons vu que les changements du XIXe siècle l’avait amenée à élaborer, une véritable doctrine en la matière et que le fondement en était la loi naturelle, notion accessible à tout homme de bonne volonté, à condition qu’on l’éclaire. C’est au nom de cette loi naturelle, que l’Eglise précise ce que sont les droits de l’homme. Réalistement elle constate que les droits ne sont respectés que si tous les hommes se reconnaissent des devoirs, des obligations. Dès lors elle rappelle à tous, chrétiens ou non, que la satisfaction de ces devoirs implique la pratique de la justice, celle de la solidarité et plus encore qu’elle appelle à l’amour du prochain.
P. Y. Bonnet